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Paul Kaplan
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22 déc. 2018
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Raf Simons chez Calvin Klein : pourquoi l'idylle était vouée à l'échec

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Paul Kaplan
Publié le
22 déc. 2018

La nouvelle du départ de Raf Simons de Calvin Klein, révélée à dessein vendredi soir - quand tout l'écosystème de la mode partait en congés pour Noël, n'a surpris personne. Retour sur une idylle vouée à l'échec.


Raf Simons pour Calvin Klein - Printemps-été 2019 - Prêt-à-porter féminin - New York - © PixelFormula

 
Malgré des critiques unanimement élogieuses après chacun de ses défilés, un budget marketing énorme et le soutien des grands magazines et des stars de cinéma, le créateur n'a pas réussi son défi : attirer une nouvelle génération de clients pour la marque américaine. C'est même l'inverse qui s'est produit : les derniers résultats trimestriels de PVH, la société qui contrôle Calvin Klein, ont révélé que la marque avait été forcée de pratiquer d'énormes rabais sur des dizaines de milliers de vêtements afin de sauver les meubles.
 
De plus, selon des sources proches du dossier, qui nous ont parlé des deux côtés de l'Atlantique, l'équipe de direction de Calvin Klein aurait été extrêmement déçue par Raf Simons, jugé trop autoritaire et secret, irrespectueux de l'ADN minimaliste et sexy de la marque.

Pour ne rien arranger, le fondateur de la maison, Calvin Klein, aurait émis de nombreuses critiques à l'égard des choix esthétiques de Raf Simons. Selon certains, le créateur septuagénaire aurait été particulièrement affecté par la rénovation spectaculaire de son fameux flagship store, au 654 Madison Avenue, orchestrée par Raf Simons. Agencée par le célèbre architecte minimaliste John Pawson, la boutique entièrement blanche avait été conçue comme un temple du design, épuré et linéaire. Mais Raf Simons avait choisi d'abandonner complètement le concept, en faisant installer une série de murs jaunes vifs, de tentures rouges laineuses et d'étagères aux coloris primaires conçus par Sterling Ruby, son artiste fétiche.
 
« Calvin n'a rien dit officiellement, mais chaque fois qu'il passe devant la boutique, il grimace », confie un proche du créateur.
 
Le conseil d'administration de Calvin Klein aurait également été consterné par le pouvoir conféré à Jean-Georges d'Orazio, l'ancien petit ami de Raf Simons. Leur rencontre ? Jean-Georges d'Orazio travaillait comme vendeur dans une boutique Christian Dior Paris quand Raf Simons était le directeur artistique de la célèbre maison. Quand Raf Simons a déménagé à New York à l'été 2016, Jean-Georges d'Orazio l'a suivi, avant d'être nommé directeur des relations avec la clientèle de la boutique de Madison Avenue. À Paris, Bernard Arnault aurait reproché à Jean-Geroges d'Orazio d'avoir encouragé Raf Simons à quitter Christian Dior pour entamer une nouvelle vie en Amérique. 
 
Peu de temps après son arrivée à Manhattan, Jean-Georges d'Orazio était déjà salarié par Calvin Klein, choisissant même d'installer des oeuvres d'art hors de prix dans les magasins de la griffe. Selon plusieurs sources, Jean-Georges d'Orazio et Raf Simons se seraient depuis séparés, tout en restant en bons termes.


Calvin Klein - Printemps-été 2019 - New York - © PixelFormula


Tout au long de son mandat chez Calvin Klein, Raf Simons a continué à travailler sur ses propres collections de prêt-à-porter masculin, récoltant toujours plus de critiques élogieuses au sujet de ses propositions à la croisée de la mode et de l'art. Le défilé « Bacchanalia » de Raf Simons pour sa propre marque, en février 2018, faisait référence à Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée…, un film des années 1980 sur la toxicomanie chez les adolescents berlinois.
 
« Donner un parfum chic à l'héroïne avait peut-être du sens pour sa propre marque, mais ça n'avait rien à voir avec une marque américaine de vêtements de sport », affirme un haut dirigeant du groupe PVH.
 
Dans un premier temps, Raf Simons a même présenté sa propre collection à New York, prenant la tête du classement des défilés les plus surveillés de la Fashion Week masculine. Avec pour effet de détourner encore plus l'attention de son travail chez Calvin Klein, bien qu'il ait depuis choisi de faire défiler sa collection à Paris.
 
En outre, les huiles de PVH auraient été contrariées par les manières jugées mégalomanes du designer belge. Certains cadres du groupe ont confié à FashionNetwork.com que Raf Simons aurait refusé catégoriquement de partager les ascenseurs avec les jeunes employés. Évidemment, les collaborateurs de Raf Simons ont nié l'information avec véhémence.
 
Le conseil d'administration a d'autres reproches, autrement plus sérieux, à faire à Raf Simons - si celui-ci n'aimait pas partager ses ascenseurs, apparemment, il ne partageait pas non plus ses idées avec l'équipe commerciale avant ses défilés. Chez Dior, il avait pour devoir de tenir le PDG de la maison française et son président, Sidney Toledano et Bernard Arnault, pleinement informés des thèmes et de l'évolution des collections. Chez Calvin Klein, Raf Simons aurait jalousement protégé son travail des regards du PDG, Steve Shiffman, et du président de PVH, Manny Chirico, ce qui a apparemment exaspéré le conseil d'administration, d'autant plus quand les résultats commerciaux ont commencé à s'effriter.
 
Outre Jean-Georges d'Orazio, Raf Simons a également amené avec lui son bras droit, Peter Mueller, un homme respecté et travailleur. En partie face à l'insistance de Raf Simons, la marque a congédié plusieurs membres de l'ancienne équipe de création. Inévitablement, les créateurs du prêt-à-porter féminin et masculin, Francisco Costa et Italo Zucchelli, ont dû prendre la porte. Mais également Kevin Carrigan, un designer très qualifié, sous la direction duquel la ligne CK, plus populaire et plus accessible, atteignait en toute discrétion des sommets de ventes. Des cinq responsables du design de Calvin Klein, un seul, Ulrich Grimm, responsable des accessoires, a survécu à l'hécatombe entraînée par l'arrivée de Raf Simons.
 
Au bout du compte, pourtant, la logique est tout simplement... mathématique. Quand les chiffres - plus faibles - du troisième trimestre ont été annoncés, Manny Chirico a déclaré aux analystes : « Nous sommes allés trop loin, trop vite en matière de mode et de prix... À l'approche de 2019, nous allons faire en sorte que le consommateur se sente plus connecté à la marque, en proposant un produit plus commercial et une expérience d'achat améliorée, afin de saisir l'opportunité de croissance à long terme qui s'offre à Calvin Klein ».


Calvin Klein - Printemps-été 2019 - New York - © PixelFormula


Au départ, l'intérêt pour la collection de Raf Simons pour Calvin Klein était énorme et le nombre de points de vente où elle était distribuée a explosé, passant d'à peine 30 à près de 300. Cependant, les vêtements eux-mêmes ne se sont pas aussi bien vendus que prévu. D'ailleurs, sous la direction de Raf Simons, Calvin Klein n'a ouvert aucun nouveau flagship store.
 
Sans nul doute, Raf Simons a été protégé par les éloges de la critique. Il a été récompensé par le CFDA - les Oscars de la mode - à la fois pour son travail pour le prêt-à-porter masculin et le prêt-à-porter féminin chez Calvin Klein. Ce qui n'a pas empêché le conseil d'administration de Calvin Klein de rester perplexe quand Raf Simons faisait défiler des tee-shirts imprimés de l'affiche du film Les Dents de la mer, alors que ces mêmes tee-shirts était déjà vendus à bas prix dans les stations balnéaires du Royaume-Uni depuis les années 1970...
 
La société Calvin Klein reste florissante, avec un chiffre d'affaires annuel proche de quatre milliards de dollars et des bénéfices d'environ un demi-milliard de dollars. Toutefois, au cours du dernier trimestre, lorsque le bénéfice avant impôts et intérêts de Calvin Klein a chuté à 121 millions de dollars (106 millions d'euros), contre 142 millions de dollars (125 millions d'euros) un an plus tôt, les actions de son propriétaire, le groupe PVH, ont chuté de 8 % en une journée. Le genre de chiffres que les cadres américains détestent par-dessus tout.
 
« Calvin Klein est une entreprise très prospère, mais si vous regardez le monde à travers un prisme trimestriel, alors, d'accord, les derniers résultats ne sont pas terribles », reconnaît une source proche du dossier.
 
Selon certaines informations, le conseil d'administration aurait par ailleurs demandé à Raf Simons de changer de photographe pour les grandes campagnes publicitaires - de remplacer son vieux copain Willy Vanderperre par Glen Luchford - même si les proches de Raf Simons insistent sur le fait que c'était sa décision, le créateur belge ayant été très impressionné par le travail de Glen Luchford pour Gucci.
 
Quelle que soit la vérité, Calvin Klein est une machine géante et rentable. Pourtant, par rapport aux grandes marques de Milan, New York ou Paris, sa crédibilité sur le marché du luxe reste modeste. Les ventes de sa ligne de prêt-à-porter la plus haut de gamme restent faibles par rapport à celles de Dior, Chanel, Armani, Gucci ou Prada.
 
Ainsi, malgré les applaudissements, malgré ses prix du CFDA, Raf Simons a été éjecté de son poste chez Calvin Klein. Huit mois avant la fin prévue de son contrat de trois ans, le génie de la mode belge connaît, une fois de plus, un divorce brutal.

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