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Reuters
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Clémentine Martin
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5 avr. 2018
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Les femmes aux avant-postes du combat des travailleurs au Bangladesh

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Reuters
Traduit par
Clémentine Martin
Publié le
5 avr. 2018

Quand Ayesha Akhter passe la porte de l’usine où elle travaille, son superviseur l’accueille avec le sourire et lui souhaite une bonne journée. Un changement majeur après des années d’abus physiques et verbaux de la part des managers, courants dans une industrie textile bangladaise dont le poids est estimé à près de 23 milliards d’euros.



La couturière raconte qu’il s’agit de sa plus grande victoire depuis son élection en octobre en tant que présidente du syndicat des travailleurs chez Jeans Factory Limited, à Dhaka, alors qu’émerge actuellement un mouvement bien décidé à améliorer les conditions de travail dans le secteur global de la production textile.

Ayesha Akhter, qui passe huit heures chaque jour à coudre des poches de jeans et de shorts, témoigne à l'agence Reuters : « Pendant toutes ces années, j’ai pu entendre des superviseurs crier, nous agresser verbalement, nous traiter de prostituées, nous frapper derrière la tête pour nous faire travailler plus vite. Puis je suis devenue présidente du syndicat et tout a changé. Du jour au lendemain, je suis devenue quelqu’un ».

À l’âge de 28 ans, Ayesha Akhter fait partie des dizaines de femmes au Bangladesh qui ont décidé de résister aux pressions des dirigeants et de négocier de meilleurs salaires et des conditions de travail plus sûres et plus respectueuses des personnes auprès d’une direction largement masculine.

Le Bangladesh est le deuxième pays exportateur de textile au monde. Le secteur emploie 4 millions de personnes dans le pays, réparties dans plus de 4 000 usines. 80 % d’entre elles sont des femmes, selon les militants.

Les conditions de travail déplorables et les bas salaires préoccupent l’industrie depuis longtemps, à raison puisque l’un des pires accidents industriels à ce jour a eu lieu au Bangladesh en 2013, quand plus de 1 100 personnes ont été tuées lors de l’effondrement du complexe Rana Plaza.

Les travailleurs de l’industrie textile essayant de monter des syndicats rencontrent des résistances dans tout le pays et nombre d’entre eux ont perdu leur emploi ou été suspendus par leur direction, qui s’inquiète du contre-pouvoir potentiel des syndicats, expliquent les leaders du mouvement. « La liberté d’association et la négociation collective sont les deux principaux défis que l’industrie doit affronter aujourd’hui », déclare Nazma Akter, ex-travailleuse infantile et fondatrice de la fondation Awaj, qui milite pour les droits des travailleurs. « Sans ce pouvoir, les travailleurs ne font que survivre, ils ne peuvent pas mener une vie normale et cela peut presque être considéré comme un crime. »

Des femmes jeunes et dynamiques

Cinq ans après le Rana Plaza, l’un des mouvements les plus puissants de la région pour organiser les travailleurs et les aider à négocier de manière collective a émergé, mené par les femmes bengalies.

Le nombre de syndicats enregistrés au Bangladesh a presque quintuplé depuis 2013 et atteint maintenant les 500, si l’on en croit Jennifer Kuhlman, de l’association humanitaire américaine pour les droits des travailleurs Solidarity Center.

« Beaucoup d’entre eux sont menés par des femmes jeunes et dynamiques qui choisissent de prendre la tête du mouvement pour le changement », décrit Jennifer Kuhlman, qui dirige les programmes de l’association au Bangladesh. Les militants estiment que les femmes représentent environ la moitié des nouveaux dirigeants de syndicats au sein des usines.

Même si ces femmes affirment que leur tout nouveau pouvoir de syndiquées leur a fait prendre conscience de leurs droits, depuis la sécurité sociale jusqu’aux heures supplémentaires, elles ont peur de perdre leurs emplois. Ayesha Akhter se rappelle très bien de la « grosse dispute » qu’elle a eu avec son mari lorsqu’elle a commencé à envisager de se présenter comme présidente. « Il était furieux et bouleversé, et m’a clairement demandé de ne pas le faire », relate cette mère de deux enfants. « Il était effrayé et inquiet pour ma sécurité. Il a fini par céder, mais nous sommes toujours préoccupés par ce que nous voyons et entendons. »

Juste après le Rana Plaza, il était facile de créer des syndicats, mais les activistes sont maintenant harcelés, les travailleurs licenciés et les réunions syndicales interrompues, rapporte Babul Akhter, président de la Fédération du Textile et des Travailleurs Industriels au Bangladesh. « Ce n’est pas facile et les travailleurs traversent une période rude », souligne Babul Akhter, dont l’organisation soutient les travailleurs de 52 usines syndiquées.

Depuis les manifestations de travailleurs du secteur textile de décembre 2016 à Ashuia, une banlieue de Dhaka, pour protester contre la mort d’un de leurs coéquipiers et demander des augmentations de salaire, le gouvernement ne se prive pas de brimer les syndicats, selon les militants. Dans les quatre mois suivant les manifestations, près de 40 dirigeants syndicaux ont été arrêtés et de nombreux bureaux des syndicats ont été fermés par le gouvernement, selon Solidarity Center. De nombreux leaders syndicaux ont été libérés sous caution mais certains cas sont toujours en cours de procédure et les travailleurs ont peur des conséquences de la formation de syndicats officiels, racontent les activistes.

Aucun porte-parole du ministère du Travail n’était disponible immédiatement pour commenter ces allégations, mais le site du département liste certains des litiges entre syndicats et usines au cours desquels le département aurait joué le rôle de médiateur.

Grands dirigeants

Au deuxième étage d’un bâtiment quelconque de Dhaka se trouve le bureau de la Sommilito Garments Sramik Federation, qui soutient les syndicats et organise et éduque les travailleurs de la ville. Près de 80 000 d’entre eux assistent aux réunions. Nahidul Hasan Nayan, le secrétaire général, croule sous la paperasse : il aide les travailleurs à présenter des candidatures pour former des syndicats.

« Ce n’est pas facile », soupire Nahidul Hasan Nayan, rappelant que 30 % des travailleurs d’une usine doivent le réclamer pour que le gouvernement enregistre la formation d’un syndicat, ce qui peut prendre des mois. « Parfois, tout ce qu’il faut pour que l’enregistrement d’un syndicat soit refusé est une signature mal placée ». Dans une autre pièce, des femmes entrent tranquillement et s’asseyent autour d’une table pour leur réunion du soir, après la journée de travail.

Parmi elles se trouve Shampa Begum, 30 ans, devenue présidente du syndicat de son usine il y a un an, quand les travailleurs ont commencé à se structurer et lui ont demandé de prendre leur tête. « Ils ont tous insisté, donc j’ai accepté », raconte-elle doucement. « Il y avait beaucoup de problèmes à résoudre, allant du manque de ventilateurs à la pollution de l’eau potable ». Ces problèmes sont maintenant résolus, relate Shampa Begum, qui travaille depuis 15 ans à coudre des fermetures Eclair sur des pantalons et gagne 7 500 takas bengalis (74 euros) par mois.

Avant la formation du syndicat, Shampa Begum était habituée à attendre des heures devant le bureau de l’administration pour résoudre des problèmes minuscules. « Ils se moquaient de nous, nous demandaient si nous pensions que nous étions des grands dirigeants, pour demander autant de confort. Maintenant, nous sommes des dirigeants syndicaux et les choses se réalisent », se félicite-t-elle.

Les femmes regrettent d’avoir moins de temps à consacrer à leur famille, mais s’accordent à dire que c’est un prix qu’elles sont prêtes à payer si c’est celui du changement. Ayesha Akhter se lève à 5h chaque matin pour cuisiner et amener ses enfants à l’école, avant de travailler pendant huit heures, et rentre chez elle à la nuit tombée. Elle consacre toutes ses pauses au travail syndical et pense en permanence à des manières de résoudre les problèmes de l’usine. « C’est épuisant, mais Dieu me donne la force », dit-elle.

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