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8 mars 2019
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Laine : à la rencontre d'une filière française en quête de valorisation

Publié le
8 mars 2019

Valoriser la laine du plus grand troupeau de brebis d’Europe, jusque-là cédée à bas prix à des filateurs asiatiques, c’est le défi que se sont lancés éleveurs, filateurs, tisseurs et façonniers du Sud-Ouest. FashionNetwork.com est allé à la rencontre de ces passionnés dans les environs de Mazamet, près de Castres, territoire dont les liens historiques avec la laine remontent au Moyen Age.


La ferme de la Plaine Basse à Belleserre, le 6 mars, jour de tonte - Première Vision / Esther Joly


Dans la ferme de la Plaine Basse à Belleserre (Tarn), les 6 et 7 mars étaient jours de tonte pour quelque 500 brebis de race Lacaune. Une espèce ovine qui représente 1,15 million de bêtes sur les 6,7 millions de moutons élevés dans l’Hexagone. Une race, parmi la soixantaine répertoriée en France, qui est principalement recherchée pour sa viande et son lait, servant notamment à la fabrication du roquefort.

Une brebis Lacaune fournit quelque 800 grammes de laine, contre de 2,5 à 3 kilos pour un Mérinos, qui compose en quasi-exclusivité les cheptels australiens et néo-zélandais, dont la renommée mondiale n’est plus à faire. Mais, même moindre, que devient cette toison Lacaune qu’il faut immanquablement enlever aux beaux jours ?

« Nous estimons que 80 % de la laine française est chaque année exportée 'en suin' (non-lavée, ndlr) vers l’Asie, où elle perd sa traçabilité », explique Pascal Gautrand, consultant pour le salon Made in France de l’organisateur Première Vision. « Cette laine est souvent achetée à un prix inférieur au coût de la tonte. Inversement, la laine utilisée en Europe dans tout le secteur de l’habillement vient de très loin. Ce dérèglement est le résultat de l’industrialisation, qui sépare les moutons faisant de la laine et de l’alimentaire. Or, puisqu’il y a cette laine, autant en tirer le meilleur parti. C’est là le projet ».


Fabrice Lodetti, à la direction des Filatures du Parc - MG/FNW


Première Vision a ainsi pris l’initiative du projet Tricolor, qui vise à aider les éleveurs français à trouver de nouveaux débouchés, plus valorisants, pour leur laine. Au plan local, des rapprochements s'étaient déjà opérés entre éleveurs dans ce dessein. 

Une laine Lacaune qui prend aujourd'hui le chemin des filateurs de la région, à l'image de la filature Fonty de Rougnat, ou des Filatures du Parc à Brassac. Chez celle-ci, qui emploie 48 personnes et officie pour de nombreuses grandes marques dont Patagonia, Celio, Volcom ou Bonobo, 20 % de la laine utilisée provient désormais de France.

« Suivant ce que le client veut faire de son tissu, nous allons faire le choix d’une origine de laine. Certaines ont un pouvoir feutrant, sont plus brillantes ou plus mates », explique le directeur des Filatures du Parc, Fabrice Lodetti, dans une pièce regroupant des échantillons de laine de toutes couleurs et origines. « Les laines de France ont notamment pour elles leur forte résilience, elles reprennent facilement leur forme. Toutes les laines n’ont pas ces atouts ».  

Adapter pour valoriser

Reste que pour parvenir au produit fini et écouler leur laine à bon prix, les éleveurs doivent se montrer plus que jamais soigneux. Fabrice Lodetti pointe le risque des sacs en polypropylène, dont les fibres peuvent polluer la laine qu'ils contiennent. Ce que confirme Xavier Pistre. Le tisseur installé à Saint-Affrique dans le Tarn, qui a repris avec sa sœur l’entreprise fondée par leur grand-père, souligne la délicatesse du procédé. « Cela tient en fait à peu de choses, mais ça peut changer beaucoup d'éléments par la suite », nous confie-t-il. La tonte des moutons doit en effet, pour limiter les risques, s’effectuer dans un espace propre, ce qui rajoute au prix de la tonte, mais aussi au prix de vente.


Bénédicte Brassart et Xavier Pistre poursuivent l'activité de tissage lancée par leur grand-père - MG/FNW


« La contrepartie, pour les éleveurs, c’est que nous leurs achetons la laine plus chère que ce qu’ils la vendaient précédemment à l’étranger (la tonte coûte 1,50 euro par mouton, pour une vente au kilo avoisinant par le passé de 22 à 40 centimes, ndlr) », souligne pour sa part Eric Carlier, de la société Le Passe Trame.

Le tisseur de Payrin-Augmontel a développé, au-delà de ses tissus, sa propre offre d’écharpes, d’étoles et de plaids. « L’un des grands avantages, à l’heure de la transparence, c’est que je sais dire à mes clients de quelles fermes provient la laine que j’utilise. Il n’y a bien que le nom des moutons que je ne connais pas ».

Dans le cadre de Tricolor, Première Vision a pris depuis septembre le parti d’aller démarcher 300 marques comptant parmi les visiteurs de ses rendez-vous, mettant en avant le caractère naturel, biodégradable, durable, facile à entretenir et respirant de la laine tricolore. Parmi ces marques, une cinquantaine auraient accepté d’inclure de la laine made in France dans leur collection.


Le salon made in France Première Vision a réalisé une websérie sur la filière laine


Secrétaire général de l’UIT Sud (Union des industries textiles), Richard Ico voit dans cette démarche l’illustration d’une volonté de valorisation qui transcende les frontières. « On voit apparaître des démarches similaires dans les pays limitrophes, comme la Belgique et l’Allemagne », explique le responsable. « Mais il faut garder à l’esprit que le cheptel français n’est, pour l’heure, pas tourné vers une utilisation dans l’habillement. Et on peut difficilement imaginer de changer les cheptels pour cela. Il faut donc chercher un produit qui convient à ces laines. Car ces matières doivent aussi regarder au-delà de l’habillement, comme l’ameublement et la décoration. »

De la laine au produit fini

Au-delà des grandes marques, nombreuses sont les démarches créatives adossées à la laine Lacaune. Véritable figure locale, Jean-Pierre Romiguier avait ouvert la voie il y a trente ans en se lançant dans la production de sacs de berger traditionnels, tels que ceux utilisés depuis le XVIIème siècle. Installé à Latour-sur-Sorgues, l’artisan reconnaissable à ses chapeaux s’est progressivement constitué une gamme réunissant maroquinerie, vestes et manteaux alliant cuir et laine locale.


Eric Carlier produit des tissus, et une offre propre de plaids et écharpes - MG/FNW


Plus récemment, Déborah Neuberg, créatrice de la marque masculine De Bonne Facture, s’est également tournée vers la laine locale. Deux prototypes en laine 100 % française seront présentés sur le prochain salon Made in France. Une offre qui, à terme, pourrait rejoindre le réseau de de 25 points de vente de la marque, (relire notre article "De Bonne Facture s’expose en pop-up chez Small").

A l’automne dernier, Julien Tuffery a lui aussi pris ce chemin. L'arrière petit-fils du fondateur des ateliers Tuffery, un spécialiste du denim installé depuis 1892 à Florac, a développé une offre de jeans, vestes et manteaux composée à 50 % de laine et 50 % de coton, vendue à partir de 200 euros, dont 10 % des ventes sont reversés à une association d’éleveurs du plateau du causse Méjean. « On est face à une fibre à l’image potentiellement vieillotte. L’idée a donc été de réinventer le jean à partir de laine, ayant résistance et confort, pour apporter un regard différent sur la laine. Car il faut rappeler que la laine est une matière confortable, qui tient chaud l’hiver, et dans laquelle on ne transpire pas l’été. Car c’est bien beau de cultiver le côté ‘filière locale’. Mais c’est avant tout l’intérêt pour le produit qui est formidable. Aujourd’hui les articles en laine locale pèsent 10 % de notre chiffre d’affaires. J’espère que dans dix ans, ce sera 40 % ».


Julien Tuffery propose un denim 50 % laine française, 50 % coton - MG/FNW


L'Occitanie, la Nouvelle-Aquitaine et l'Auvergne-Rhône-Alpes sont aujourd'hui les trois principales régions productrices de laine en France. Et si la matière n'est, dans beaucoup de cas, considérée que comme un complément aux revenus générés par le sourcing alimentaire, le récent retour en grâce du made in France et l'aspiration des consommateurs à une consommation locale et durable pourraient bien changer les mentalités de la filière.

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