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2 avr. 2020
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La dure réalité des jeunes designers en temps de pandémie

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2 avr. 2020

La pandémie du coronavirus, qui paralyse désormais l’ensemble du marché mondial, touche la mode de plein fouet, des grandes griffes aux petites marques. Ces dernières, tout comme les créateurs émergents, sont particulièrement touchées par cette crise inédite, se trouvant à affronter toutes sortes de difficultés. FashionNetwork.com a mené l’enquête auprès de plusieurs jeunes designers dont les créations défilent sur les podiums parisiens ou milanais. Dans cette première partie, ils nous racontent leurs difficultés et la manière dont ils ont abordé la baisse des commandes, les négociations avec les distributeurs ou encore les problèmes de production.
 

La crise du coronavirus vue par le designer français - Alexandre Blanc


"Pour tout le monde, il y a beaucoup d’interrogations entre doutes et espoirs", résume Alexandre Blanc, qui a créé sa maison il y a un an. Tout juste après avoir intégré en février le showroom Sphere, opéré par la Fédération de la haute couture et de la mode, qui lui avait permis de nouer de nombreux contacts auprès des acheteurs internationaux, il s’est trouvé, comme beaucoup d’autres, confronté à l’émergence du coronavirus, voyant s’annuler de nombreuses commandes sur la saison automne-hiver 2020/21.
 
"Potentiellement, j’aurais pu presque doubler mes ventes par rapport à la saison précédente, mais certains n’ont pas confirmé leurs commandes et les autres les ont annulées. Quant aux boutiques que j’ai livrées, elles ne m’ont pas payé et j’ai moi-même des factures à régler", poursuit-il. Sélectionnée à Sphere et parmi les demi-finalistes du Prix LVMH, Ester Manas avait bénéficié également "d’un super engouement et de beaux contacts" … suivis par une cascade d’annulations. "Des clients importants avaient triplé leurs commandes, puis tout s’est arrêté. Tout le monde est en train de souffrir. De mon côté, j’ai dû aussi mettre à l’arrêt ma petite entreprise productive. Cela pèsera à la fin de l’année sur le chiffre d’affaires", renchérit Daniele Calcaterra, dont la marque créateur défile à Milan.
  
Partout, c’est le même son de cloche. Entre la collection de l’été 2020, qui devait arriver en boutique mais a été bloquée par la fermeture des commerces, et les commandes annulées pour l’automne-hiver 2020/21, les designers s’attendent, dans l’ensemble, à une baisse de leur chiffre d’affaires entre 60 et 70 %. "C’était la première saison où la campagne de ventes était réalisée avec notre propre showroom. Nous avions séduit de superbes boutiques à Hong Hong et Tokyo, mais tout a été annulé. Sans compter les acheteurs venus au défilé, qui sont repartis aussitôt chez eux sans prendre de rendez-vous", déplore Victoria Feldman de la marque parisienne Victoria/Tomas.

Du jamais-vu en deux décennies


 
Même déconvenue pour Arthur Avellano, qui s’était positionné auprès d’un grand showroom parisien. "En 20 ans, ils n’avaient jamais rien vu de pareil ! Nous n’avons absolument rien vendu. Les acheteurs chinois, coréens et italiens ne sont pas venus à Paris en février, pas plus que les Américains, qui ont eu peur de ne pouvoir rentrer. Cela a été une réaction en chaîne", lâche-t-il.

Pour qui avait engagé de forts investissements sur la saison, comme Philippe Périssé, qui a organisé en février son deuxième défilé hors calendrier, le contrecoup est d’autant plus dur à encaisser. Pour limiter la casse, ce dernier s'est tourné vers le B2C "avec des préventes auprès de nos clients particuliers".
 
"Le problème, c'est la séquence très particulière que vient de vivre la France après onze mois de "Gilets jaunes", de décembre 2018 à septembre dernier, suivis par deux mois de grèves, contre la réforme des retraites, en décembre et janvier. Si nous n’avions pas eu tout ça auparavant, nous serions moins fragilisés. Ainsi s'est creusé un sillon négatif pour les jeunes créateurs", considère le designer, qui a ouvert sa boutique au cœur de la capitale, à deux pas du centre Beaubourg, justement fin 2018, et a été fortement pénalisé par la baisse du tourisme sur la période. "C’était déjà un challenge avant. Ça va être encore plus compliqué pour émerger", glisse-t-il.

Beaucoup sont bien conscients aussi qu’à la reprise, les petits labels émergents ne seront pas la priorité des boutiques, qui préféreront se rabattre sur les marques qu’elles achètent déjà.


Le défilé Philippe Périssé, juste avant que les rendez-vous avec les acheteurs ne soient tous annulés - DR

 
Force est de reconnaître que le timing s’est révélé des plus mauvais pour ces designers émergents, qui pour la plupart n’ont pu, par ailleurs, livrer leur dernière collection estivale. "Cela a été le deuxième impact. Entre impayés et commandes en stock, tout reste sur nos épaules ! Nous n’avons réussi à livrer que 35 % de la collection, mais toutes les factures n’ont pas été payées. En Chine, par exemple, nos produits sont arrivés au moment où les boutiques fermaient. Quant aux autres commandes déjà prêtes, que nous avons en stock, personne ne veut les récupérer. Les magasins européens sont fermés à leur tour et pleins de marchandises. Sans parler des complications de livraisons entre lieux de stockages fermés, livreurs désorganisés, fermeture et ouverture des frontières", expose Victoria Feldman.

Des tonnes de marchandises sur les bras


 
L’épidémie de coronavirus a poussé nombre de boutiques multimarques et de grands magasins à revoir leur carnet de commandes. Beaucoup ont été annulées du jour au lendemain, laissant les marchandises sur les bras des designers. Dans certains cas, il a été demandé aux marques de partager les risques ou même de lancer la production en vue d’hypothétiques commandes en septembre… L’heure est aux négociations. Celles-ci sont d’autant plus serrées que les enjeux sont cruciaux pour les petites maisons. "Les grands magasins sont un vecteur de visibilité et communication, plus qu’un vecteur commercial", rappelle l’une d’entre elles.
 
"Nous avons accepté de mettre les pièces en dépôt-vente et proposé aux enseignes d’échelonner les paiements. Voir une commande annulée nous pénalise doublement, car en plus de la perte financière, nous perdons aussi en visibilité", note à son tour Marco Rambaldi, qui défile à Milan. "Nous luttons déjà pour survivre en temps normal. Avec cette crise, nous sommes touchés davantage".
 
Même constat pour Daniele Calcaterra, qui a, lui aussi, tendu la main aux détaillants : "La dernière saison hivernale a marché très mal en raison de l’adoucissement du climat, puis avec le coronavirus, tout a été stoppé. Les magasins vont rouvrir pleins de marchandises et avec le portefeuille vide après sept mois de travail en berne… Il est évident qu’ils auront du mal à nous payer. C’est une situation qui demande une attention très particulière. Nous allons leur proposer des rabais et des rééchelonnements. A la reprise, il nous faudra accepter aussi des commandes très petites. Mais c’est le moindre mal. Ce qui m’inquiète le plus, c’est la période post-crise et que les détaillants ne soient plus là !"
 
Certains, néanmoins, ont réussi à contourner en partie les difficultés, comme la maison parisienne Dawei, qui a terminé les livraisons de l’été 2020 "juste avant le confinement" et dont la clientèle est très diversifiée, avec plusieurs boutiques en Asie, "qui sont en train de rouvrir". Autre atout, le label présente et vend ses collections depuis juillet 2018 sur la plateforme en ligne ultra-technologique et haut de gamme Ordre. "Cela nous a permis de basculer sur le site, par exemple, les acheteurs américains, qui sont repartis aussitôt après le show sans passer au showroom, et d’avoir des pré-commandes", indique la directrice générale Laura Guillermin.


Le label Dawei est parvenu à boucler ses livraisons avant la crise - © PixelFormula

 
D’autres acteurs de plus petite dimension ont misé sur la vente directe, comme Coralie Marabelle, qui après une expérience wholesale s’est centrée sur sa boutique parisienne et son e-shop. Arthur Avellano, en phase de restructuration, songe aussi à changer de modèle : "Le wholesale, c’est très compliqué. Les revendeurs achètent au prix du gros, mais sans acheter en gros avec des petites quantités difficiles à faire produire. Les fabricants exigent des minimums de production, ce qui nous oblige à produire et dépenser plus. Je suis en train de mettre en place des commandes privées et je vais essayer de développer de plus en plus la vente directe", confie-t-il.
 
En dehors des problèmes de distribution, il y a aussi pour tous, désormais, le casse-tête de la production, comme en témoigne encore le styliste spécialiste du latex : "Je devais partir à Shanghai pour la Fashion Week, qui a été remplacée par un événement digital. Ils m’ont proposé de vendre ma collection en ligne. Mais j’ai dû refuser, car en raison de la situation il me sera impossible de livrer en juin ou juillet."

Des fournisseurs qui ne décrochent plus leur téléphone


 
"Mon fournisseur de latex en Angleterre vient de m’informer qu’il arrête la production pour la mode pour se centrer sur le latex médical. Au Maroc, ils n’ouvrent pas les frontières avant fin juin. Au Portugal, les usines sont fermées. Pour les casquettes, j’ai dû délocaliser ma production française en Lituanie. Je passe mon temps au téléphone. On a les informations au jour le jour", poursuit-il. Beaucoup de fabricants ne répondent même plus aux appels. "J’ai dû mal à joindre mon fournisseur en Pologne. Depuis le début de la crise, il y a un tri qui s’opère. Ils travaillent avec d’autres réalités plus grandes, donc nous, les plus petits, sommes mis en attente", rapporte Philippe Périssé.
 
Dans ce marasme, les stylistes peuvent compter sur le soutien des institutions. De Paris à Milan, la Fédération de la haute couture et de la mode et la Chambre de la mode italienne (CNMI) ont resserré les contacts avec leurs jeunes pousses, les tenant informés des mesures gouvernementales mises en place pour les petites entreprises, tout en sondant leurs besoins.
 
Mais les aides mises en place par les pouvoirs publics se révèlent de part et d’autre bien dérisoires. Parmi les mesures proposées en France, il y a la possibilité de faire des emprunts à des taux très bas. "Mais il faudra le rembourser après et dans l’actuelle situation de forte incertitude, ce n’est pas la meilleure des solutions", observe l’un des stylistes interrogés.

Quant à l’indemnité forfaitaire de 1 500 euros promise aux PME dont le chiffre d’affaires est inférieur à 1 million d’euros, elle s'avère compliquée à obtenir. "Il se trouve que l’an dernier, le gros de nos factures a été réalisé en février, du coup comme on nous demande de justifier une baisse conséquente depuis mars 2019, on ne peut accéder à cette aide", explique un designer. Pour un autre, "ce n’est même pas envisageable, car on n’est pas toujours à jour du point de vue administratif".
 
En Italie, les travailleurs autonomes (Partita Iva) auront droit à une indemnité de 600 euros pour le mois de mars. Comme le constate un jeune styliste italien, "c’est plutôt symbolique. Ce qui nous aiderait vraiment, c’est une complète défiscalisation au moins sur deux ans, car ici charges et impôts sont vraiment très élevés".

Qu’à cela ne tienne, les difficultés aiguisent les esprits et chacun s’adapte à travers toutes sortes de stratégies. C’est ce que nous vous proposons de découvrir dans la deuxième partie de notre enquête.
 

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