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Clémentine Martin
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26 avr. 2021
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Alber Elbaz, inoubliable

Traduit par
Clémentine Martin
Publié le
26 avr. 2021

Ce week-end, la mode est entrée en deuil après le décès d’Alber Elbaz, l’un des créateurs les plus aimés du secteur.


Alber Elbaz lors de la présentation Lanvin automne-hiver 2008-09 - PixelFormula



Alber Elbaz, décédé samedi, a créé des collections pour une demi-douzaine de maisons, dont la sienne, au cours de sa carrière. Mais ce sont ses 14 ans chez Lanvin qui l’ont vraiment propulsé au sommet de la gloire et lui ont assuré une place au panthéon des plus grands créateurs.
 
Caractérisés par leur glamour intellectuel, leur sensualité énigmatique et leur luxe raffiné, ses défilés pour Lanvin ont été suivis religieusement pendant toutes ces années, marquant systématiquement des temps forts du calendrier international. Faisant preuve d’une ironie mordante mais jamais malveillante, d’une sagesse poétique et d’une bonne humeur naturelle, Alber Elbaz faisait partie des personnalités les plus appréciées du secteur. Un milieu pourtant célèbre pour sa concurrence féroce et sa dureté, où Alber a pourtant toujours réussi à être courtois avec tout le monde.

Alber Elbaz, décédé à l’âge de 59 ans, était bien loin d’avoir terminé sa carrière. Il venait de lancer son propre label, AZ Factory, ainsi nommé d’après la première lettre de son prénom et la dernière de son nom. Ce nouveau projet était financé par le conglomérat de luxe Richemont. Une aventure ambitieuse qui s’annonçait déjà comme un nouvel épisode fascinant de l’histoire de la mode.

Décédé à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris, il avait contracté le Covid-19 il y a trois semaines, après avoir été vacciné à deux reprises. Il paraissait commencer à reprendre des forces et avoir traversé le plus fort de la maladie, mais il a succombé samedi à un infarctus. Ses funérailles auront lieu mercredi en Israël, où il sera enterré aux côtés de ses parents.
 
Richemont plancherait apparemment sur un mémorial en son honneur, mais étant donné les mesures actuelles de distanciation sociale, il pourrait n’avoir lieu que dans quelques mois.
 
Né à Casablanca d’une mère peintre et d’un père coiffeur en 1961, Alber Elbaz arriva en Israël alors qu’il était encore bébé. La famille s’installa dans la cité-dortoir de Holon, au sud de Tel-Aviv. Doté d’un talent inné pour le dessin, le jeune Alber imagina ses premières robes à l’âge de sept ans et fit plus tard ses études dans l’école de design et de mode la plus réputée d’Israël, Shenkar College.
 
Peu après l’obtention de son diplôme, Alber Elbaz partit pour New York, où il fut embauché par Geoffrey Beene, l’un des plus grands créateurs américains de l'époque. Il était notamment célèbre pour son utilisation de tissus humbles comme le molleton ou le denim pour créer des tenues de soirée raffinées. Alber aimait raconter son arrivée à New York, avec 800 dollars en poche donnés par sa mère, Allegria, et deux valises: l’une contenant ses effets personnels, et l’autre, bien plus grande, pleine de rêves.


Designs d’Alber Elbaz pour son nouveau label lancé en janvier 2021 avec Richemont - AZ Factory


Alber travailla sept ans avec Geoffrey Beene, entre le studio de 57th Street et le showroom de Manhattan. Délaissé des feux des projecteurs, Geoffrey Beene était en mauvais termes avec le rédacteur en chef de Women’s Wear Daily, John Fairchild, qui le bannit purement et simplement des pages de son magazine. Après une présentation de Geoffrey Beene où une robe dessinée par Alber Elbaz suscita une avalanche de compliments, celui-ci réalisa que le moment était venu de passer à autre chose.

Arrivée à Paris


 
En 1996, Alber Elbaz sortit (enfin) de l’ombre lorsqu’il fut nommé directeur créatif de Guy Laroche par son PDG, le visionnaire Ralph Toledano. "Il m’avait envoyé son CV sur une feuille rouge, avec son nom ‘Alber Elbaz’ écrit comme un logo. Il comprenait clairement son identité et était très sensible et intuitif. Je l’ai rencontré au Carlyle, à New York. Quand j’ai vu arriver ce petit homme un peu grassouillet en veste rouge, chaussures et lunettes, sans chaussettes, en plein hiver, j’ai su immédiatement que c’était lui. J’ai à peine eu besoin de regarder son book", se remémore Ralph Toledano, qui est aujourd’hui président de la Fédération de la Haute Couture et de la Mode et président de la marque Victoria Beckham.

Après son départ de chez Geoffrey Beene, Alber Elbaz prit dix jours pour arriver à Paris avec les premières esquisses de sa collection. Un nouveau studio fut construit pour Guy Laroche, une maison qui était alors tombée dans l’oubli. Le studio fut rapidement équipé de meubles achetés au BHV de la rue de Rivoli. Le succès du créateur fut immédiat. Les critiques saluaient sa combinaison de chic à la française, de panache new-yorkais et de glamour hollywoodien.
 
Lors de son premier défilé, une mannequin cassa son talon sur le podium et réussit par miracle à quitter élégamment la scène. Pour le plus grand plaisir d’Alber Elbaz, pourtant mortifié, le public réagit en applaudissant avec enthousiaste. Sous un tonnerre de vivas, il conclut sa première présentation au Carrousel du Louvre par un grand tour de podium, instaurant une tradition qui allait durer tout au long de sa carrière. Avec son costume, ses cheveux rebelles et ses lunettes à larges montures, le créateur évoquait plutôt un intellectuel new-yorkais qu’un homme de spectacles ; mais son goût des planches était évident lorsqu’il profitait de ses moments de triomphe à la fin de chaque défilé.


Collection femme d’Alber Elbaz pour le printemps/été 2014 - DR


Sa mère assista à son deuxième défilé à l’Opéra Bastille, qui fit la couverture de WWD. Interrogée par les journalistes, curieux de savoir ce qu’elle avait pensé du défilé, Allegria répondit: "Je n’ai rien vu, j’ai prié tout le long".
 
Trois ans plus tard, Alber Elbaz était débauché par Pierre Bergé pour prendre la tête de la ligne de prêt-à-porter masculine Yves Saint Laurent Rive Gauche, suite au départ à la semi-retraite du fondateur de la maison. Mais le rêve d’enfant de n’importe quel créateur allait se traduire par une expérience d’une grande complexité pour Alber, confronté à une quasi-mutinerie des équipes de YSL à son arrivée.
 
Yves brillait par son absence à tous les défilés d’Alber pour Rive Gauche et continuait à créer lui-même les collections haute couture. Malgré tout, le couturier imagina trois collections admirables pour Rive Gauche, sans toutefois vraiment atteindre son sommet. Il fut remercié en 1999, lors de l’acquisition de YSL par Gucci et de la nomination de Tom Ford à la direction créative.
 
Alber Elbaz prit alors un congé sabbatique de 18 mois, au cours duquel il imagina une unique collection brillante pour Kriza, pratiquement inconnue des journalistes et des acheteurs. Il quitta le label après seulement trois mois. Certains affirment qu’il y signa sa meilleure collection pour YSL…
 

Lanvin en pleine lumière



C’est alors que commença son époque chez Lanvin et son chemin vers la gloire, pavé d’une série de collections transcendantes. Ses premières créations pour Lanvin furent unanimement célébrées. Le 8 octobre 2006, Fashion Wire Daily écrivit: "Enfin, le dernier jour de la tournée de quatre semaines des capitales de la mode est arrivé. Cette saison s’est caractérisée par ses idées rétro, mais Lanvin a apporté une nouveauté révolutionnaire".
 


 


 
Ce défilé resta dans les annales comme l’une de ces présentations où tout semble fonctionner en parfaite symphonie: l’ambiance, la musique, la mode, le maquillage… Mais surtout les vêtements, avec une touche futuriste, un chic pointu et des coupes impeccables qui en firent la collection la plus influente de la saison. La ligne printemps/été 2007 marqua aussi un tournant déterminant pour le directeur créatif de Lanvin. Dès lors, il osa s’aventurer en terrain bien plus sexy, alors qu’il se cantonnait auparavant à des modèles dégageant une élégance parisienne et moderniste. Mais ce jour-là, le public put assister à la présentation d’une collection bien plus risquée, montrant des beautés sombres et autoritaires vêtues de tissus haute performance, dominant n’importe quel espace.
 
"Il y a une touche futuriste", expliqua Alber Elbaz à FWD, quelques minutes après avoir reçu une standing ovation et les applaudissements les plus enflammés de la saison. "Mais ce n’est plus comme dans les années 1960 ou 1980, où les femmes avaient besoin d’affirmer leur pouvoir à travers leurs vêtements. Les femmes sont plus puissantes aujourd’hui. Cette collection célèbre le pouvoir de leurs esprits".
 
Alber Elbaz allait continuer à organiser des défilés d’une théâtralité magistrale, investissant des institutions parisiennes comme l’Opéra Comique, où Bizet présenta pour la première fois Carmen, ou encore la Halle Freyssinet, une immense gare désaffectée où les élégantes mannequins paraissaient sorties de nulle part dans un jeu magique de perspectives. Travaillant en association avec le producteur Etienne Rousseau, Alber Elbaz développa un système d’éclairage unique à l’aide de grues, pour donner à ses défilés une lumière cinématographique instantanément reconnaissable. De plus, ses collections étaient toujours présentées avec une élégance exquise, depuis les étiquettes manuscrites jusqu’aux prénoms des invités apposés sur les chaises de style Louis XVI.
 
Les célébrités du cinéma se bousculaient pour assister à ses défilés. Il pouvait d’ailleurs se targuer d’habiller (littéralement) des centaines d’actrices dans le monde entier. Natalie Portman, Meryl Streep, Kim Kardashian, Kate Moss, Nicole Kidman, Chloé Sevigny et Sofia Coppola ne sont que quelques-unes d’entre elles.
 
En association avec le designer des lignes masculines de Lanvin, Lucas Ossendrijver, Alber Elbaz réussit aussi à positionner la marque sur le segment de l’homme, en utilisant des tissus généralement plus associés aux collections féminines comme le satin duchesse. Il eut aussi l’idée d’apposer des perles sur ses chemises boutonnées et d’associer des vestes de costume avec des pantalons de jogging. Le style personnel d’Alber Elbaz, avec ses nœuds papillon en gros-grain et ses lunettes épaisses, ainsi que sa célèbre aversion des chaussettes, créa une nouvelle idée du style masculin.


Collection printemps/été 2010 de Lanvin - DR


Mais il était surtout reconnu pour sa maîtrise sans pareil de l’art du drapé, traduite par une capacité inégalable à créer des robes longues aux coupes flatteuses et de sublimes modèles de cocktail. Sa palette de couleurs était aussi remarquable, allant du rose clair tendre au beige tirant sur le violet en passant par le gris charbon, des teintes traditionnellement associées au maquillage plutôt qu’à la mode.
 
Ses défilés devinrent des références absolues, tout comme sa collection remarquable pour l’automne/hiver 2008, principalement confectionnée en gros-grain noir, rappelant des écailles de tatou apposées sur des chemisiers de nonne sexy, des jupes drapées asymétriques et des robes de cocktail aux coupes impeccables.

Pourtant, c’est avec la mine sombre qu’Alber Elbaz vint saluer sous des applaudissements nourris, quelques semaines seulement après le décès de sa mère Allegria. Il lui avait rendu visite des douzaines de fois cet hiver-ci en Israël, dessinant une partie de sa collection à l’hôpital. Le triomphe de l’élégance sur l’adversité.
 

Humour mordant



Il ne présenta jamais une collection Haute Couture. Mais chaque mois de janvier, pendant la saison parisienne, Alber Elbaz montrait sa pré-collection pour Lanvin lors d’un petit déjeuner, avec une poignée de journalistes et de critiques rassemblés dans un salon doré de l’Hôtel de Crillon. Seule la crème de la mode assistait à ces réunions élitistes, faisant figure de tutoriels de style au cours duquel il égrenait chaque look à son public, généralement impressionné par ses talents d’orateur et son humour mordant. Lors d’une de ces présentations, il se remémora s’être adressé au public new-yorkais en expliquant que Lanvin avait développé sept collections "satellites". "Ils ont tous compris ‘cellulite’", gloussa-t-il.
 
Bien avant le mouvement Black Lives Matter et l’inclusivité, pendant l’une de ces présentations matinales à l’Hôtel Crillon, il fit présenter sa collection par une troupe de mannequins exclusivement noires. À l’angle de la rue du siège de Lanvin, le Crillon devint la cantine d’Alber, où j’eus moi-même le plaisir de déjeuner en sa compagnie une demi-douzaine de fois. Loin du cynisme qui caractérise certains créateurs ambitieux, il faisait preuve d’une joie de vivre sincère et d’un grand respect pour ses collègues, toujours à l’affût de nouvelles idées.
 
Pendant une conférence donnée il y a trois ans au Musée d’Israël, il expliqua à son public: "Les vêtements sont toujours nouveaux, mais la méthode ne l’est pas. Il n’y a aucun autre secteur dans le monde qui travaille à une telle vitesse, avec un marathon de fashionistas qui n’arrêtent jamais de courir, dont je fais partie, sans jamais perdre une seule calorie au passage. Un chanteur peut produire huit tubes par an, et aucun écrivain n’est capable d’écrire Guerre et Paix en 12 variations en une seule année. Mais dans la mode, que ce soit ici en Israël ou dans le reste du monde, on demande aux designers d’être meilleurs, moins chers et plus rapides. Nous sommes névrosés, nous sommes surpris d’avancer toujours à toute allure".

Particulièrement fier de sa citoyenneté israélienne, ce Moïse de la création allait mener son peuple vers la Terre promise (de la mode, du moins).


La collaboration d’Alber Elbaz avec la marque italienne Tod’s - Tod's


Chez Lanvin, il produisit une collection pour H&M, démocratisant ses créations par ailleurs hors de prix. De nombreuses récompenses saluèrent ses accomplissements, dont le prix du CFDA décerné au créateur étranger de l’année et la Légion d’Honneur. Un succès dont il profitait pleinement avec son partenaire de longue date et loyal compagnon, Alex Koo.
 
Cependant, après une série de défilés triomphaux, les rumeurs de dissensions entre Alber Elbaz et l’actionnaire principale de Lanvin, la femme d’affaires Shaw-Lan Wang, commencèrent à aller bon train. Le choc fut malgré tout immense quand Alber Elbaz fut licencié en octobre 2015. Une décision qui laisse toujours pantois tous les spécialistes du luxe et qui eut pour résultat de faire chuter la valeur de Lanvin de moitié d’un jour à l’autre.
 
Après Lanvin, Alber Elbaz développa un parfum avec Frédéric Malle et une collection de chaussures et de sacs avec Tod’s, avant de trouver en Richemont un soutien financier adéquat pour lancer sa propre maison. Il présenta son nouveau concept AZ Factory en janvier dernier, capturant sa véritable essence à des prix abordables: une sophistication raffinée, des drapés impressionnants et une mise en valeur de la silhouette féminine avec une finition exotique et artistique.
 

Elargir le public



Alber Elbaz choisit d’élargir son public-cible, mais s’offrit aussi le plaisir de révolutionner quelques règles lors du lancement de sa nouvelle marque, présentée à travers un faux programme télévisé de variété intitulé "show fashion".
 
Pour une grande occasion, on pouvait y admirer une robe au décolleté plongeant rehaussée d’épaules bouffantes et de manches gigot ; ou une superbe robe de cocktail avec un immense nœud dans le dos. 11 pièces au total, renouvelées toutes les quelques semaines, avec de nouveaux ajouts déclinés dans plusieurs palettes de couleurs.
 
"Mais ne parlons pas de collection capsule, ça me rappelle un antibiotique !" trancha-t-il d’un ton péremptoire lors de ma dernière conversation avec lui, en tête-à-tête sur Zoom.


Alber Elbaz - Photo: AZ Factory - AZ Factory


 Tous les vêtements allaient des tailles XXS à XXXL. "Je connais bien trop de femmes qui achètent leurs robes chez les enfants ! C’est un projet qui propose des solutions", rappelait Alber Elbaz.

Ses looks de soirée, intitulés "Diamonds and Pearls", comprenaient des robes fourreau noires décolletées, complétées par des colliers logotypés à cristaux ou des boucles d’oreilles étincelantes, ainsi que de multiples rangées de perles. Autre élément remarquable de ce dernier défilé: ses nouvelles baskets pointues, appelées "Sneaky Pumps".
 
"C’est le même cuisinier, mais les ingrédients ont un peu changé", souriait-il.
 
"Au moins, Alber était très heureux en ce moment, après des années très difficiles", note son grand ami Ralph Toledano. "Il aimait les gens et l’humanité était toujours au centre de ses préoccupations. La mode a toujours été pour les hommes et les femmes. Alber les aimait et il adorait être aimé. Et ceux qui l’aimaient étaient si nombreux".

Quelle ironie de penser qu’Alber, confiné volontairement, observant strictement les mesures de distanciation sociale et multipliant les flacons de gel, aura finalement succombé à cette terrible pandémie. Mais peu de créateurs ont accompli tant de choses pendant leur carrière.
 
Non est ad astra mollis e terris via.
 

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