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Emmanuelle Butaud-Stubbs (UIT) : "Investir dans des tissus européens demeure intéressant"

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16 mai 2018

L’Union des Industries Textiles (UIT) a confié à l’Institut Français de la Mode (IFM) la tâche complexe d’analyser la composition des prix de revient de différents produits selon leurs origines et matériaux. Une étude que FashionNetwork.com a pu consulter et qui n’est pas sans révéler quelques surprises (lire notre article dédié). Emmanuelle Butaud-Stubbs et Joëlle Da Fonseca, respectivement déléguée générale et responsable des affaires économiques et européennes de l’UIT, nous livrent leur analyse des constats tirés.


AFP


FashionNetwork : Pourquoi entamer ce travail d'analyse des prix de revient dans le textile ?

Emmanuelle Butaud-Stubbs : Nous avons sollicité ce travail de l’IFM pour mettre à jour une cartographie des prix de revient entre l’Euromed et l’Asie, sachant que la dernière étude dont les professionnels disposent dans ce domaine remonte à une dizaine d’années. Or, beaucoup de choses se sont passées durant cette décennie. On sait notamment que l’Euromed a souffert face à la concurrence asiatique, or l’Euromed reste un débouché très important pour nos tissus. Il fallait donc savoir comment ces pays résistent aux évolutions.

Joëlle Da Fonseca : Il y avait également un élément qu’il fallait prendre en compte, ce sont les droits de douane. L’objectif était de voir si des vérités qui existent depuis quelques années étaient encore d’actualité. Et, dans les conclusions, clairement, il ressort qu’il n’y a pas de grandes révélations sur ce point.

FNW : L’un des points relevés par l’IFM porte sur la compétitivité chinoise qui demeure. Est-ce une surprise pour vous ?

EBS : Concernant la Chine, nous avons été effectivement un peu surpris. On entendait et lisait beaucoup de choses, ces dernières années, sur la perte de compétitivité du pays. Les prix de revient y demeurent cependant assez bas. Notamment parce que, comme le montre le travail de l’IFM, la Chine a réussi à compenser la hausse des coûts occasionnée par les augmentations de salaires par un renforcement de la productivité. Ce qui permet à la Chine de rester compétitive en dépit de ses coûts salariaux.

JDF : Il faut aussi garder à l’esprit que la hausse des coûts salariaux a occasionné une montée en gamme des productions chinoises. Il faut ajouter à cela que les produits fabriqués en Chine s’avèrent plus proches du cahier des charges que ceux produits par certains pays voisins. On a beaucoup parlé de la fast-fashion et du sourcing de proximité ces dernières années. Mais le grand revirement a été celui des pays satellites de la Chine qui ont gagné en puissance, comme le Vietnam et le Bangladesh. Il y a eu une véritable redistribution des cartes, dans laquelle intervient le fait que plusieurs de ces pays bénéficient de systèmes généralisés de préférences, les GSP et GSP+ (système permettant des conditions préférentielles en matière de droits de douane et de taxes, ndlr).

FNW : Ces observations sont-elles partagées par l’ensemble de vos membres ?

EBS : Lors d’une présentation de cette étude, des représentants du groupe Fast Retailing (Uniqlo, Comptoir des Cotonniers, Princesse tam.tam…) ont attiré notre attention sur le fait que, dans le domaine de la lingerie, les écarts entre l’Asie et l’Euromed sont moins marqués. De fait, le choix s’opère davantage sur la question du délai de livraison. Ce qui fait qu’il est plus intéressant de faire travailler des ateliers au Maghreb, dont il est par ailleurs plus facile de contrôler les productions. Du fait de la discrétion de certains acteurs, notre étude porte sur trois produits, et cette précision intervient comme un contrepoint au rapport.

FNW : Le Bangladesh a opéré une forte montée en puissance en matière de sourcing ces dernières années ...

EBS : Les performances du Bangladesh sont vraiment liées à l’accès à droits nuls vers l’Europe. Là où la Chine doit s’acquitter de droits de douane allant jusqu’à 12 %. Et donc nous voyons en même temps la réussite et la fragilité d’un pays qui s’est spécialisé dans l’habillement. Le Bangladesh est devenu le deuxième fournisseur de l’Europe en habillement, tout cela en capitalisant sur cette préférence douanière. Nous avons sur ce sujet commencé à interroger la Commission européenne sur les effets de cette politique commerciale. Car cela contribue à modifier en profondeur les politiques commerciales de ces pays jusqu’à en faire des pays monoproduit, comme on peut le voir au Pakistan avec le textile et le linge de maison. Est-ce que nous contribuons vraiment au développement de ces pays ? Ou n’est-on pas en train de tirer certaines industries et leur part dans ces économiques vers le bas ? Sans parler des questions environnementales dans des pays qui n’appliquent pas les mêmes normes qu’en Europe.

FNW : Qui sont les grands gagnants aujourd’hui ?

EBS : La Chine, indirectement, reste la grande gagnante par rapport au Bangladesh et au Vietnam, où d’ailleurs de nombreuses usines sont chinoises. Mais la Turquie est aussi un pays incontournable, et ce n’est pas une grande surprise. C’est une industrie textile totalement intégrée avec des capacités de production importantes, qui bénéficie d’une union douanière avec l’Europe. La Turquie tire donc son épingle du jeu. Tout comme le Portugal, en tant que fournisseur de la France, et cela en raison du coût de sa main d’œuvre, mais aussi d’une activité économique qui s’améliore, ce dont bénéficie l’industrie.

JDF : La qualité et la compétitivité de la production portugaise a fait perdre de l’activité à certains acteurs français. Les industries ibériques sont aidées en cela par leur très grande proximité avec l'Hexagone, et leur appartenance à l’espace réglementaire européen, ce qui implique nombre de normes sociales et environnementales. Il y aurait d’ailleurs beaucoup à apprendre d’une étude sur la redistribution des forces de production textile en Europe.

FNW : L'IFM note des écarts de prix finalement assez mesurés entre les différents pays producteurs...

EBS : On voit tout de même des prix de tissus qui varient selon les pays du simple au triple. Cela tient en grande partie au fait qu'en produisant en Europe, vous avez la certitude que vos produits sont réalisés à partir de textiles répondant aux normes environnementales et sociales en vigueur. Ce qui n’est évidemment pas le cas des tissus asiatiques. Investir dans des tissus européens demeure donc intéressant. C’est certes plus cher du fait des coûts intégrés, mais cela agit aussi comme une assurance. Et cela s’inscrit aussi dans une logique de réduction des risques de voir des productions d’invendus terminer en soldes et d’amputer les marges. Et, comme le montre notamment l’engouement pour le made in France, ce sont autant de points sur lesquels les consommateurs sont de mieux en mieux informés, et de plus en plus exigeants.
 

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